Page 4 - CATALOGUE POINT RENCONTRE
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nt de rencontre pour imaginaires voyageurs

Yolanda Wood

Les merveilleux paradoxes du voyage créent la possibilité, tant attendue, d’un point de rencontre où vient s’achever un trajet, et commence un dialogue fécond
avec l’inconnu, révélant ainsi la route de chemins futurs. C’est le cas de Paris, qui, au fil des années, devint un centre de convergence facilitant tout type de
relation ; et ce plus particulièrement pour le monde de l’art, puisque c’est là que se sont initiés les échanges créatifs les plus passionnants. Paris est une ville hors
du temps et il est naturel qu’il y existe une galerie dont le nom en définisse parfaitement l’intention : Intemporel. Dans cet espace d’ « intemporalité artistique
», se côtoient des plasticiens aux origines et expériences culturelles diverses, et c’est dans ce lieu que se tiendra une exposition proposant à chacun d’apprécier
toute la mesure de l’acte créatif.

Les artistes et les œuvres sont porteurs d’imaginaires voyageurs arrivés à un point de rencontre, et c’est dans cet univers esthétique, fonctionnant selon ces
propres codes temporels, que s’inscrit l’exposition. Elle laisse découvrir un dialogue inédit mais nécessaire à notre société contemporaine, qui réunit les discours
si distincts de la Caraïbe et de la Catalogne, pourtant tous deux méditerranéens puisque provenant de pays entourés par la mer, au milieu de la terre. D’un côté,
un discours américain plus communément reconnu comme proprement caribéen ; de l’autre, la légendaire Europe chargée de toute son histoire passée et
actuelle. Une exposition donc peu ordinaire qui ne cherche pas à mettre en avant les différences nées de cette géographie, mais qui s’attache à présenter les
artistes dans leur individualité, et ce qui est inhérent à l’art : l’universalité de la sensibilité artistique.

Les œuvres exposées couvrent une période très vaste ainsi qu’un champ de références qui l’est plus encore. A travers elles, s’entremêlent de multiples impres-
sions et réflexions qui, lorsqu’elles sont misent en relation, dépassent complètement leur contexte originel, et qui, finalement, forment un art qui échappe à tout
enracinement, s’internationalise, va et vient. C’est dans cette perspective que s’impose le point de rencontre établi par cette exposition, en devenant ainsi un
lieu commun par-delà les écoles, les tendances et les styles, mais qui ne sert pas pour autant de thème fédérateur ou de critère de sélection des œuvres. On y
trouve donc des artistes nés avant et après la deuxième moitié du XXème siècle, des œuvres postérieures et d’autres plus récentes, des maîtres, des plasticiens
consacrés mais aussi d’autres plus jeunes. Ainsi, cette exposition propose de mieux comprendre ce qui est propre à chaque artiste : leurs imaginaires, tous
voyageurs à cette occasion.

Pourtant, il existe bien un contraste entre les procédés et les langages utilisés : une collection de gravures aux techniques diverses, représentant la Catalogne
grâce à des artistes emblématiques du siècle passé, tels que Miró, Dalí et Tapies, exposée face aux œuvres que l’on trouve habituellement à la galerie Intemporel.
Cette rupture de l’histoire de l’art via les figures et styles présentés dans ce projet, peut être considérée comme une sorte de tribut allant au-delà des distances
critiques entre ceux qui n’étaient pas encore là lorsque les autres l’étaient, et ceux qui le sont aujourd’hui tandis que les autres ne le sont plus. Cette dimension
qui transgresse le temps et l’espace permet l’établissement d’un discours qui abolit les hiérarchies et révèle la considérable transversalité du monde artistique,
en mettant en valeur des créateurs aux latitudes différentes, qu’elles soient celles de l’Europe continentale ou des îles de la Caraïbe. Ainsi se redessinent les
lignes périphériques d’une cartographie culturelle hégémonique qui permit l’écriture de l’Histoire de l’Art, empathique et en majuscules.

Dans sa diversité, l’exposition dévoile le changement de sensibilité qui s’est opéré dans l’art afin d’ouvrir la voie à l’art contemporain après la seconde moitié du
vingtième siècle, dont Miró, Dalí et Tapies furent les principaux fondateurs et protagonistes. Tant le surréalisme que l’abstraction furent essentiels aux nouvelles
directions que prit l’art dans les centres de pouvoir symboliques et les espaces périphériques, témoignant ainsi d’un déséquilibre historico-artistique dans le
processus de création ; cela fut le cas dans la Caraïbe, que les artistes résident dans leurs pays d’origine ou leurs diasporas.

Avant tout, ce fut l’abstractionnisme, non pas celui du début du vingtième siècle qui intéressa peu ou pas les plasticiens caribéens, mais plutôt les effets réno-
vateurs de l’art pauvre et informel qui initièrent un changement dans les paradigmes esthétiques et les critiques artistiques, en mettant en valeur la liberté
suprême de la subjectivité créatrice dans l’emploi des ressources plastiques. Un nouvel univers s’ouvrit pour les artistes qui comprirent que la réalité pouvait
être créée plutôt que seulement représentée, et que le caractère sensible de la notion de surface pouvait faire de celle-ci le réceptacle de nouvelles alternatives
plastiques et communicationnelles. Le champ des possibles créatifs fut ainsi grandement décuplé. Aussi, le symbole fut maître du panorama créatif, notam-
ment en devenant un signe visuel lorsque les référents furent assimilés à des attributs chargés de sens. La sélection et la synthèse devinrent aussi des opérations
intellectuelles jusqu’à atteindre l’absolue conceptualisation de la réalité comme unité de sens.

Tous ces procédés sont visibles dans les œuvres exposées, et ce même si la figuration y est clairement présente ; l’aboutissement de l’exposition n’en est
que plus saisissant grâce à l’hétérodoxie du langage artistique utilisé et aux libertés inspirant l’expression visuelle. Il s’agit d’un moment d’interconnectivité
majeure, inhabituel et sans précédent, qui pourrait s’envisager comme l’internationalisation de l’art, issue de multiples ruptures existentielles, de périodes de
changement de sensibilité et de paradigmes, ainsi que de crises successives, où se réduisent les distances entre les territoires, l’intensité des va-et-vient laissant
découvrir un nouveau panorama de communication entre les sociétés. Cependant, l’art ne s’oppose pas à la réalité ni ne s’en sépare ; il propose simplement
de la créer depuis la culture et l’imagination.

Il s’agit d’un débat intrinsèque à la modernité proprement européenne sous l’influence des courants artistiques provenant des Etats-Unis, marqués aussi par
l’empreinte caribéenne. L’œuvre d’art s’ouvrant ainsi à une meilleure compréhension de l’histoire de la signification de l’abstraction, interprétée plus comme un
instrument esthético-artistique dans le processus de création ; tandis que les autres tendances figuratives commencèrent à apparaître sur la scène internatio-
nale dans les années 1960 et 1970, telles que le pop art et la nouvelle figuration, qui participèrent aussi à l’ouverture du dialogue artistique à la contemporanéité.

En développant la capacité artistique de toutes les méthodes employées par le langage plastique ainsi que ses expressions potentielles, l’art s’est emparé de
certaines zones dans le monde spirituel du plasticien qui privilégièrent des aspects méconnus de la manière de faire et de penser les arts plastiques au sein
d’une nouvelle culture visuelle, comme le révèlent les artistes caribéens lorsque l’on centre notre attention sur leurs œuvres, provenant plus particulièrement
de la spiritualité caribéenne et des ressources de l’intertextualité. L’univers du réel a abandonné son rôle de référent et les artistes pénétrèrent dans des contrées
toujours plus introspectives, fournissant ainsi toutes les métaphores possibles à la création afin d’y montrer le visible et l’invisible, le réel et le figuré. C’est avec
force que se découvre cette synthèse dans les œuvres graphiques des graveurs catalans.

Un procédé commun rapproche ces œuvres pourtant lointaines en ce point de rencontre. Les imaginaires voyageurs des artistes exposés permettent de
réduire considérablement les longues distances opposant la Catalogne et Paris, ou plus encore celles entre le vieux continent et la Caraïbe. La spontanéité
du tracer, l’épaisseur des pigments, la durée de l’œuvre comme quelque chose qui y vit, l’autonomie propre aux images, indiquent des zones d’exploration
permettant d’atteindre une conscience culturelle dans laquelle la flexibilité du langage des signes a non seulement épuré les codes artistiques en les rendant
plus synthétiques et expressifs, mais a aussi sensibilisé la perception du spectateur afin de lui révéler la façon dont le réel et l’imaginaire estompent les frontières
entre différents espaces géographiques pour faire converger les imaginaires artistiques au point de rencontre qu’est l’Intemporel.

Cojímar, le 12 juillet 2014
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